Pense à moi quand tu vas bien

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Maja Gal Štromar : «Pense à moi quand tu vas bien»

(Roman, Mladinska knjiga, 2011)

Les extraits traduits par : Ante Bračič

 

Il jette sa carte vitale sur la table et sa pièce d’identité avec. Je vous rends mon nom, je vous rends votre sécurité illusoire, dit-il. Désormais je n’ai plus besoin de vivre sous le joug de vos lois. Vous pouvez me brûler et m’ensevelir avec une cuillère à yaourt. Et l’argent que j’ai passé toute ma vie à investir dans vos fonds de pension sans jamais m’en servir, dévorez-le, volez-le.

« Suivez-moi », me dit une demoiselle ; elle est élégante, aimable ; elle a du mal à réprimer son envie de danser devant nous. Alors je pense qu’elle a surement un jeune mari à la maison et peut-être même un enfant. Un mari certainement. Elle porte une bague à la main gauche. Un enfant ? Je ne sais pas. Peut-être est-elle simplement heureuse parce qu’elle vient d’apprendre sa grossesse. Gênée par le silence, son regard se pose soudainement sur moi pendant un bref instant. Comme si elle s’était rendu compte tout à coup que son bonheur était déplacé. Elle se reprend. Mais la joie en elle continue d’éclater. Ses seins éclatent, ses deux seins qui vont bientôt allaiter, et puis son petit ventre arrondi duquel émane encore la chaleur matinale de la main de son homme. Un être nouveau croît en elle, un être qu’elle portera pendant au moins sept mois alors qu’elle continuera de classer les actes de décès, d’habiller les défunts dans leurs plus beaux habits, d’imprimer les avis de décès et d’en faire passer les communiqués à la radio. « Les deux rangées d’urnes funéraires en haut sont ce que vous trouverez de moins onéreux, celles du dessous sont déjà un peu plus chères », dit-elle en montrant d’un geste élégant les articles exposés. Elle va de gauche à droite et répète son geste pour les rangées d’en bas. Elle fait aller son bras gracieux comme une ballerine. Toujours la même chorégraphie. Ensuite, elle s’immobilise et attend, comme on attend à la fin d’une réplique. Elle m’autorise même à prendre le temps de choisir. Elle sait bien que c’est le moment difficile pour les proches qui se séparent de leurs êtres chers. C’est pourquoi elle s’immobilise. A quoi peut-elle bien songer durant cet instant ? Parsemé de tâches de rousseur, son petit nez retroussé remue de manière espiègle. Elle ouvre légèrement ses deux narines, son regard devient flou. Aurait-elle senti un picotement dû au souvenir des baisers d’adieu de ce matin ? Je fixe les récipients. Si, ce ne sont que des récipients. Des récipients métalliques. Des récipients tout à fait ordinaires qu’on appelle des urnes. C’aurait pu être une salière ou un sucrier ou bien encore une boîte à biscuits en métal. Peut-être même une boîte à bonbons, les « 505 » à la ligne.

« Vous vous en souvenez encore ? », dis-je pour rompre le silence. Je réussis à capter son attention. « Pardon ? » , dit-elle en me regardant. Elle ne comprend pas. « A la ligne », je répète. « 505 ! » « Ah ! Mais non, madame : pour l’enterrement la sécurité sociale vous rembourse un peu plus, c’est-à-dire cinq-cents-neuf euros. Ce qui n’est toujours pas grand chose », ajoute-t-elle. Alors c’est celle-là, celle sans la ligne qui vous plaît ? », dit-elle en tendant déjà sa main vers l’urne. Mais comment pourrais-je te faire entrer dans un récipient, père, dans une histoire, dans un souvenir ? Dans un prénom. Comment as-tu pu me faire entrer dans un prénom ? Et l’as-tu vraiment fait ? J’aimerais bien m’asseoir, vraiment, m’asseoir. Mais où ? La pièce est bondée de cercueils de toutes les couleurs, on en a même fixé aux murs. C’est une pièce pour nous qui pouvons encore tenir debout et pour ceux qui ne peuvent plus qu’être allongés. Et pour ceux qui sont au milieu? C’est clair,vous êtes perdu quelque part au mileu, qui me suis perdue ou bien est-ce vous qui m’avez perdu ? Je montre du doigt une urne grise. Une urne gris claire, la plus claire de toutes. Mademoiselle se penche et les boutons de son cardigan retiennent à peine sa prime rondeur lorsqu’elle saisit élégamment l’urne, l’approche de mon visage et, avec l’habileté d’un sommelier, place le dessous de l’urne dans mon champ de vision. Ce faisant, elle me jette un regard significatif. Je comprends et lis le prix indiqué. J’acquiesce à la manière d’un grand connaisseur et expert : le cru me convient ; que la dégustation commence!

« Vous pourriez vous en permettre deux, » dit-elle en me faisant un clin d’œil. Je la regarde : « Deux ? »

«Eh bien oui, vu la somme que la sécurité sociale vous rembourse pour l’enterrement, «  bredouille-t-elle en rougissant.

Deux. Deux urnes. Deux boîtes. L’une pour toi, père. Et l’autre, pour qui ? Exit Maja.

2.

J’ai rasé la maison de mon enfance. Tu n’y croiras pas, et pourtant, je l’ai vraiment rasé. Tous s’y opposaient. Mais moi, j’ai fait venir tractopelles et camions. Et ils sont venus. Ils ont pénétré dans l’impasse où ils ont passé quatorze jours consécutifs à charger les déchets. Tous les jours, le godet devant, droit dans l’impasse. Puis en marche arrière. Quatorze jours. Quarante ans et quatorze jours. Combien de fois devrai-je encore me rendre dans l’impasse pour charger les déchets puis repartir en marche arrière ? J’avais donné un ordre. Jusqu’au sol ! Tout. Toit et murs intérieurs compris. Tout jusqu’au sol. Rasez ! Je n’en ai préservé que la façade et les lignes souterraines. Ce qu’on appelle les égouts. Je n’ai pas obtenu le permis d’en faire davantage étant donné qu’il est interdit d’intervenir dans la structure urbaine. J’ai toujours un nom, je suis toujours la même, la même moi, tissée dans le plan urbain de l’architecte. J’ai le même nom, le même visage, le même numéro national d’identité dans le registre des citoyens. Numéro 505, celui qui désigne une fille. Comme ces bonbons, 505, la petite douceur à la ligne bleue. 505 déterminant mon sexe féminin. La même cellule-souche de l’éternité en moi. Inchangée. Pure. Je n’ai fait que raser l’intérieur pourri. Tout, jusqu’aux fondements. Rasez !

Un ouvrier saisonnier, tout couvert de poussière, sale et trempé de sueur se précipite derrière moi. Il tient dans la main une petite poupée, une poupée en plastique toute nue, dont la taille ne dépasse pas celle d’une main masculine. Je regarde fixement sa main. Elle est toute gercée, salie par du mortier, portant au milieu une petite poupée nue.

«  On l’a retrouvée scellée dans le mur. Quelqu’un a dû la bétonner lorsqu’on construisait la maison », me dit-il avec un accent. C’est un étranger. Un étranger sans la sécurité sociale. Il est essoufflé ; il a couru et il est très pressé car la tractopelle continue de démolir en enfonçant de toute sa force son godet denté dans la maison de mon enfance.

« On en fait quoi alors ? Vous voulez que je la balance, euh, c’est-à-dire, que je la mette à la décharge ? » Ses consonnes fricatives sont fines et ses voyelles chantantes.

Un train, j’entends un train. Si tu pars, si tu pars maintenant, alors je resterai seule. Seule pour toujours. Or tu es déjà parti, toi. Tu es mort, n’est-ce pas ? Ton train est parti il y a bien longtemps. A la décharge, alors ? Qu’on la mette à la décharge, rien de plus ? Allongée toute nue dans la main de cet homme-là, elle paraît minuscule. Tellement fragile. Et pourtant, déterrée après quarante ans. Une relique. Peut-elle respirer encore ? Peut-elle revivre encore ? N’est-il pas déjà trop tard pour elle ? La main de l’homme est grande et usée, pleine de durillons et de cicatrices, trempée de sueur et sale mais tellement belle. C’est la main d’un ouvrier saisonnier. La main d’un père saisonnier. J’aurais aimé lui dire de se reposer un peu, l’inviter à s’asseoir à l’ombre de ma maison et de passer encore un petit moment à tenir la petite poupée dans la main. Rien qu’un petit moment. C’est si beau de rester allongée dans sa main. Adossée à un vieux noyer ramifié, dans son ombre, je le regarde. Des racines autour de moi, des racines en moi.