“Au cimetière Père-Lachaise, j’ai versé de l’eau et disposé des fleurs dans un vase céramique. Une semaine après, je suis revenue voir leur tombe où, horrifiée, j’ai retrouvé le vase éclaté en deux morceaux, ouvert comme une coquille sur le rocher. J’avais tout d’abord pensé à un acte vandale mais un instant après, j’ai voulu croire qu’il ne s’agissait que d’un signe de la part des deux défunts et que c’était leur manière de me dire merci. Enfin, j’ai pensé que tout était beaucoup plus simple et explicable. En effet, c’était à cause de l’eau. L’eau simple. L’eau comme l’émotion qui gèle et fait éclater tout ce qui l’encercle. Qu’il s’agisse d’un pot, d’une bouteille, d’un vase, d’un corps humain ou d’une âme. Le temps gelé pendant trop longtemps. Aucune force n’est plus puissante que celle d’un souvenir renié et gelé. Sur la fissure du vase se promenait une petite coccinelle rouge. »
Quelques journalistes sont déjà debout, il y en a qui téléphonent, d’autres encore qui prennent des notes dans leurs cahiers. Sans doute est-ce pour pouvoir dès demain publier des articles sur mon intervention incongrue, en la décrivant comme un incident de grande proportion. Le caméraman installé sur le plateau tourne son caméra vers moi.
“Je suis obligée de faire cela, chers tous, pour me permettre à comprendre, pour vous permettre à comprendre, qu’il ne s’agit pas de gagner ou de perdre. Qu’il ne s’agit pas de faire la morale ou de passer des jugements. Qu’il s’agit de quelque chose de beaucoup plus important. Qu’il s’agit de contact et d’harmonie. D’ordre naturel qui attend. Qui attend, comme toutes ces âmes gelées sous la surface de la Daugava, le jour du grand fracas du temps. Car le temps n’est jamais en retard, même s’il est compté, et sur ses bords on voit toujours pousser une vie nouvelle.”
Une dame âgée, un bonnet noir sur sa tête grise, tire un mouchoir de son sac-à-main. Elle s’essuie les larmes avec son grand mouchoir de monsieur en toile tout fripé.
“L’ordre naturel ne se nomme pas la vengeance : il se nomme la grâce. La grâce de pouvoir exprimer infiniment sa reconnaissance à tous ceux qui ont pris racine en nous. De pouvoir rendre hommage tant à ses morts, qu’à leurs bourreaux qui, eux, ne parviennent pas à éclater. De la même façon qu’on vient tout juste d’applaudir les papillons magiques de Bergmann, bien que Bergmann ne soit plus parmi nous.”
Je suis remplie, si remplie d’élan et de joie. C’est donc à cela que ressemble l’adieu au chagrin. Je sens une chaleur monter dans mes joues, comme si quelqu’un les caressait. Une excitation sous mes doigts. Quelque chose de petit et de grand à la fois se répand à travers ma poitrine comme une amibe.
“Il existe des invisibilités qui s’envolent comme des papillons sur des îles parallèles. Celui qui refuse de le voir est un aveugle. Et c’est à cause de ces aveugles que le monde a besoin de voir naître encore un nombre infini des Bergmann, pour qu’enfin vous puissiez tous comprendre qu’il n’y a aucun besoin de signer vos préambules secrètes. Qu’il n’y a aucun besoin d’ouvrir de nouveaux consulats, qui ne sont que des prétextes à l’espionnage publiquement reconnu, politiquement correct et autorisé.
Pour retrouver un visage, il suffit de lui rendre hommage. Hommage profond et sincère, si nous savons encore ce que cela veut dire dans cette fausse mer de la diplomatie, du protocole et de la convention. Hommage donc qui ne serait pas qu’un reflet ambré de l’histoire, une trace sanglante derrière les innocents, une indignation creuse de sens, mais un visage omniprésent. Un visage qui ne se décompose jamais, qui reste un visage propre à lui-même, et, mieux encore, l’incarnation même de la vie.”
Je m’arrête un instant. On a rallumé les lumières dans la salle. Ça bavarde de plus en plus fort. Quelques invités ont quitté la salle.
“Comment donc faire autrement qu’en disant “merci”. Merci à toi, Peter, qui n’es plus un étranger mais un membre de famille, et même plus que cela, une âme sœur. Merci de m’avoir rappelé ce que c’était la vie. Et merci à vous, chers descendants des bourreaux,des nazis, des collaborationnistes, des traitres et des victimes, car, sans vous et sans vous parents égarés nous n’aurions jamais eu ce que nous avons aujourd’hui. L’idée unique et rédemptrice de l’acceptation. Telle quelle, dans son état brut, vrai, sans diplomatie. Sans ambages.”
Grondements dans la salle. L’ambassadeur glisse quelque chose à l’oreille de Brigitte. Il fait des gestes hostiles avec ses bras. Il ne me reste plus qu’une minute ou deux.
“Pardonnez-moi, cher Monsieur l’Ambassadeur, d’avoir pourri votre vin d’honneur, pourtant attendu et planifié depuis bien longtemps. Toutefois, le protocole à part, permettons-nous de profiter de cette occasion pour dire merci. Car, nous n’en avons jamais assez d’exprimer sa gratitude sans fin. Je m’appelle Gundega Hauptmann, mais je m’appelle aussi Gundega Starostin Kruze. A vrai dire, j’aurais pu être n’importe qui. Maintenant que je connais la vérité, mon nom n’a plus d’importance. Je suis une descendante des Allemands, y compris des sadiques nazis boche, bourreaux de guerre, si vous voulez, tout comme je suis une descendante des nombreux Allemends chassés quoique innocents, et des juifs assassinés. Depuis toujours, je m’habillais en noir puisque le jaune me faisait peur. C’est le jaune de mon nom qui me faisait peur, le jaune de l’étoile juive. Le jaune qui m’a marqué à tout jamais. Je suis une adoptée des Russes, mieux vaut dire, des Soviétiques, qui construisaient des goulags pour y tuer non seulement des Allemands innocents mais tous ceux qui s’opposaient à la barbarie, y compris le sang de leur sang. Je suis une héritière des Russes, le peuple qui a vu naître les géants de l’esprit comme Tolstoï ou Dostoïevski. Je suis une descendante des Baltes, connaisseurs du langage des vents tranchants et de l’épaisseur de la résine d’ambre. Je suis une héritière des papillons de Bergmann. Qui donc peut donner une réponse exacte à la question de mon identité? Existe-t-il encore dans ce monde quelque chose que nous puissions traduire? Que nous nous devions de traduire? A partir d’aujourd’hui, je ne suis qu’une dégustatrice du monde.”
Bruissements dans la salle, monsieur l’ambassadeur est visiblement confus. Il marmonne quelque chose à la bande des collègues à la tête grise rassemblée autour de lui, il hésite; il se tourne sans cesse vers les titres projetés sur le toile derrière lui en secouant la tête. Brigitte me fait des gestes avec les mains. Je la vois comme elle quitte le plateau en se dirigeant vers la sortie toute vexée. Les gens dans la salle continuent de rire, de chuchoter et de jeter des regards inquiets vers ma cabine d’interprète. Certains s’indignent. Un monsieur au septième rang continue d’applaudir. Il n’est plus le seul à le faire.
Peter, lui, ne se tourne pas. Peter reste assis. Je sens seulement comment son dos tremble. Il gémit. Il gémit de bonheur.
Brigitte l’organisatrice, la voici à mes côtés. Elle accourt comme une furie, le visage tout vert. Sa colère noire s’accorde merveilleusement bien avec la couleur cuivrée de ses cheveux. Elle est belle, au juste. Elle me saisit par les épaules et me pousse à l’écart du clavier.Elle fait des gestes avec les mains, elle crie. Avec chacun de ses gestes, monte vers moi l’odeur de son incontestablement précieux parfum français. Cette femme est aimée par quelqu’un, ai-je pensé, et ce quelqu’un prend beaucoup de plaisir à se lover, le soir, au creux de son cou, parmi la douceur de ses cheveux abondants. Que je ne serais pas rémunérée, s’empresse-t-elle d’énumérer les sanctions, qu’elle porterait plainte contre moi pour ‘sabotage volontaire’ et pour ‘discours de haine’ et que nous allions sûrement nous revoir au tribunal. L’index pointé vers moi, elle n’arrête pas de me crier dessus. Elle se répète comme une vieille rengaine tout en m’envoyant son crachat, et ceci non plus en allemand standard mais avec un drôle d’accent autrichien. Elle m’accuse d’avoir provoqué un scandale international.
Je la regarde. J’ai le visage inondé de larmes. Tellement heureuse, tellement en larmes, tellement calme.
C’est tellement simple, cela. Si, tellement simple.
L’Extrait du roman /L’histoire GUNDEGA – traduit du Slovène par
Ante Bračić